"Réinvestir les espaces d'où le français l'a banni"
Afin de mieux comprendre la place du wallon dans nos contrées, Lydie
Mushamalirwa a recueilli l'avis de Michel FRANCARD, linguiste à l'UCL
(Louvain-la-Neuve). Il nous livre sa vision, réfléchie et passionnée,
du wallon d'aujourd'hui.
Qu'est-ce que la wallon? Une langue minoritaire? Un patois? Une langue régionale?
Les trois à la fois. Malgré son nom, la Wallonie n'est pas l'espace
ou on parle le wallon. Actuellement seules deux langues sont reconnues en Wallonie:
le français, parlé par plus de trois millions de personnes, et
l'allemand, parlé par moins de 70 000 personnes. Le français est
donc une langue majoritaire et nationale par rapport à laquelle le wallon
est une langue minoritaire et régionale. Le wallon, comme toutes les
autres langues dialectales, bénéficie cependant d'un statut officiel
depuis le décret de la communauté française de Belgique
prononcé en 1990.
Comment expliquez-vous le déclin de ces dialectes
au profit du français?
Dès le moyen âge le francien, dialecte d'Ile de France, s'impose
comme une langue prestigieuse qui se propage au-delà de son aire d'origine.
Ici, en Belgique, il circule dans les hautes sphères et coexiste avec
des parlers locaux confinés dans des échanges informels et oraux.
Le français va cependant progressivement conquérir certaines sphères
d'interactions orales, mais surtout parmi les élites. Car en milieu rural
comme dans les milieux urbains défavorisés, les parlers endogènes
règnent sans partage jusqu'au XIXe siècle.
L'instruction primaire obligatoire en français, après la première
guerre mondiale, impose définitivement le français. Comme ailleurs,
l'école prône l'éradication des "patois", obstacles
à l'apprentissage du français et donc à l'ascension sociale.
En moins d'un siècle, une population majoritairement wallonophone devient
francophone. La deuxième guerre mondiale et ses bouleversements sociaux
achève de déstabiliser les dernières communautés
qui avaient su sauvegarde l'idiome ancestral.
Quelle est la représentation du wallon dans
l'imaginaire collectif aujourd'hui?
Elle est double. Elle oscille entre une stigmatisation négative du type
"le wallon, c'est la langue des paysans et des ouvriers" et une compensation
positive un peu mythifiée. La beauté, l'harmonie, l'intimité,
la chaleur, la proximité des gens et de la vie quotidienne lui sont parfois
associées. Quoi qu'il en soit, les personnes plus ou moins jeunes qui
font le choix de s'investir dans la préservation du wallon en construisent
une représentation positive.
Aujourd'hui aussi, combien de personnes connaissent
encore des parlers régionaux?
Difficile à dire. Aucune statistique officielle récente n'est
disponible à l'échelle de la Wallonie ou de la Belgique. Les dernières
estimations ne font d'ailleurs pas la différence entre la connaissance
passive ou active du dialecte. La seule certitude c'est que les unilingues wallonophones
ont disparu. Environs 30% des wallons pratiqueraient un dialecte, et 10% parmi
les jeunes.
Au cours de notre reportage, nous avons pu observer
des espaces ou le wallon est encore vivant
Le wallon est en perte de vitalité incontestable mais, en effet, récemment,
sa présence a grandit dans certaines sphères plutôt culturelles
et associatives : bd, littérature, associations, chansons, rock, théâtre
amateur en wallon, et aussi en picard, cours ou encore des tables de discussion.
Le wallon n'est pas prêt de mourir alors?
Sa présence dans certaines associations ne signifie pas que la pratique
se diffuse au-delà de ces cercles restreints. Par ailleurs, aujourd'hui
nous assistons à une rupture de la transmission intergénérationnelle
: s'il y a déjà plusieurs décennies que les parents n'ont
plus transmis le wallon à leurs enfants, aujourd'hui même les grands-parents
n'en sont plus capables.
Pourquoi la vie du wallon ne va-t-elle alors pas malgré
tout au delà de cette sphère culturelle et associative ?
Le contexte dans lequel toutes ces initiatives sont prises n'est pas favorable
à leur pérennité. Les moyens financiers sont limités,
les subventions, insuffisantes, et les initiatives, isolées. Et surtout,
en Wallonie, les langues régionales souffrent d'un déficit identitaire
qui, à moyen terme, incarne probablement la plus grande menace à
leur survie.
Y-a-t-il d'autres menaces ?
Oui. A titre d'exemple, une richesse et un obstacle à la fois : la diversité
des dialectes, de villages en villages, de quartiers en quartiers. Leur uniformisation
semble nécessaire pour une diffusion plus large et plus efficace du dialecte
wallon mais en même temps, ne faut-il pas aussi valoriser les plus petites
particularités pour maximiser l'identification entre le locuteur et sa
langue?
Qu'est-ce qu'il resterait à faire pour que sa
survie, bien que limitée, se pérennise?
Pour certains, il faut que le wallon quitte les sphères ou il est habituellement
confiné, comme la famille, et qu'il en gagne d'autres. Il faudrait qu'il
réinvestisse ces espaces dont le Français l'a banni et même
qu'il en conquît d'autres auxquels il n'a jamais eu droit. Mais le temps
qu'une collectivité comme la Wallonie s'approprie ainsi l'usage d'une
parole qui lui a été interdite, ne sera-t-il pas trop tard ?